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Et si la parabole du péché originel qui nous chassa du jardin d’abondance, représentait le passage d’une vie nomade de chasse et de cueillette à une économie agricole qui nous contraint, depuis, à « gagner notre pain à la sueur de notre front » ? C’est la thèse que défendent certains primitivistes, accusant la révolution néolithique d’être à l’origine de la crise écologique et de toutes les oppressions. Pierre Madelin, avec son sens aigu de la synthèse, déconstruit ces théories, avec cependant beaucoup de nuance, leur reconnaissant parfois de grandes pertinences anthropologiques et historiques.

Selon les dernières découvertes archéologique, Homo sapiens quitte l’Afrique il y a cent trente-cinq mille ans et colonise petit à petit l’ensemble de la planète, arrivant en Australie en ─ 65000, en Europe de l’Ouest en ─ 43000 et franchissant le détroit de Béring pour peupler les Amériques en ─ 18000. Cette expansion correspond à l’extinction de la mégafaune du Pléistocène, des animaux de plus de 40 kilos. En Afrique, la plupart d’entre eux y sont encore abondants, ayant coévolué pendant des centaines de milliers d’années avec les hommes, alors que partout ailleurs, ils auraient succombé à une chasse excessive et à un usage inconsidéré du feu, sans avoir eu le temps d’adopter des stratégies d’évitement ou de défense. Les sociétés préhistoriques ne vivaient donc pas toujours « en parfaite harmonie avec leur environnement ». Cependant, ces extinctions n’ont pas été massives et n’ont affecté que quelques centaines d’espèces, tandis qu’à l’heure actuelle plus d’un million, animales et végétales, sont « menacées par la dynamique du capitalisme industriel ». La différence avec la situation d’aujourd’hui est patente. « D’un point de vue strictement écocentré, nul mode de vie n’est plus vertueux que celui des sociétés où se mêlent la chasse, la cueillette, la pêche et l’horticulture. »

L’anthropologie politique des sociétés « primitives » de Pierre Clastres (voir La Société contre l’État) tend à conforter leur caractère « démocratique ». Selon lui, les « chefs » dans les sociétés amazoniennes ne jouissent d’aucun pouvoir réel, selon une volonté consciente de prévenir l’apparition d’un pouvoir coercitif et séparé. Marshall Sahlins s’efforça de montrer que les populations de chasseurs-cueilleurs constituaient les premières sociétés d’abondance et aussi de loisirs. Et James C. Scott démontre, dans Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, que l’apparition des États est liée à la sédentarisation et à l’avènement de l’agriculture céréalière, propice au prélèvement d’un impôt. Selon les dernières découvertes de l’archéologie et de l’anthropologie, cette transition s’est effectuée avec lenteur, à différentes époques et en de multiples lieux géographiques éloignés les uns des autres. La « révolution néolithique » ne fut donc pas aussi rapide qu’on le croyait. Les premiers agriculteurs se seraient retrouvés piégés par leurs cultures et la domestication des animaux serait fondée sur un minimum de coopération plutôt que sur la domination. L’égalitarisme de ces sociétés a été fortement remis en cause par Alain Testart, qui, relevant de trop nombreuses exceptions au modèle primitiviste, défend une opposition entre les sociétés pratiquant le stockage et celles qui ne le pratiquent pas. L’apparition du stockage entraîne en effet l’existence de richesses et donc de différences sociales. Il a constaté que nombre de sociétés des bassins de l’Amazonie et de l’Orénoque, sédentaires ou semi-sédentaires, pratiquaient la domestication et cultivait l’hortis, le jardin, par opposition à l’ager, le champ des agricultures céréalières, sans stockage. À l’inverse, les sociétés de la côte nord-ouest des États-Unis et du Canada, dans des environnements plus propices au stockage en raison de saisonnalités plus contrastées, sont traversées par des inégalités substantielles, sans pour autant pratiquer de domestication, mais bien l’esclavage. La soumission de la nature n’entraîne donc pas automatiquement, comme par mimétisme, la soumission de certains humains et c’est bien la pratique du stockage qui a créé les premières formes de dette et donc la possibilité d’asservir ceux qui ne peuvent pas s’en acquitter. « Si le stockage n’est pas une condition suffisante pour que des hiérarchies sociales apparaissent, il en est manifestement une condition nécessaire : il ouvre la possibilité de la stratification sociale même s’il ne la produit pas de façon déterministe. »

Les récents travaux du préhistorien Emmanuel Guy remettent en cause le consensus sur l’apparition des premières inégalités au Mésolithique, juste avant le Néolithique. Il défend la présence d’une aristocratie dès le Paléolithique supérieur, attestée par le traitement différencié de certains morts, et par l’art pariétal qui « puisait son origine dans une recherche d’ostentation propre aux stratégies de prestige développées par l’élite dans des sociétés stratifiées ». Cependant, d’autres études ont précisé que, dans de nombreux cas, ces sépultures hors du commun abritaient des individus présentant d’importantes malformations physiques, dont certaines pourraient avoir provoqué des troubles du comportement et de la personnalité, expliquant cette différenciation de traitement funéraire non par leur appartenance à une élite socioéconomique mais par un statut social lié à leurs pratiques chamaniques.

Si les sociétés de chasseurs-cueilleurs non stockeuses ne sont pas structurées par la richesse, les enjeux de pouvoir se nouent autour de l’appropriation et de l’échange du corps des femmes, lesquelles se retrouvent au cœur des inégalités. Alain Testart soutient que dans ces sociétés un homme peut se marier à condition de se soumettre à un service temporaire ou à une obligation viagère auprès de son beau-père. L’apparition de la richesse permet l’acquisition de la fiancée mais favorise aussi l’esclavage pour dettes chez les plus pauvres. La thèse primitiviste d’une égalité foncière et systématique entre les hommes et les femmes dans ces sociétés est également battue en brèche par de nombreuses données ethnographiques faisant état de mauvais traitements. Leur statut se serait nettement détérioré au sein des populations agricoles. « Si l’on en croit certains travaux réalisés sur des restes osseux, le dimorphisme sexuel se serait accentué après la “révolution néolithique” ; la taille et la corpulence des squelettes de femmes, relativement proches de celles des hommes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, se seraient considérablement réduites dans les premières sociétés agricoles. Ainsi, la moindre taille des femmes dans la plupart des sociétés actuelles ne serait pas le fruit d’évolutions et de différences biologiques, mais d’inégalités historiquement datables dans l’accès aux ressources alimentaires et aux soins, entraînant pour elles malnutrition et vulnérabilité accrue aux maladies. »

L’existence de la violence au Paléolithique est attestée. Une étude récente affirme qu’un homme sur quatre mourait dans des confrontations ou des actes de violence. D’autres observations laissent penser que les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient majoritairement des « sociétés pour-la-guerre », selon la formule de Pierre Clastres, ou au moins « pour la violence ». Cette violence endémique semble indissociable de l’absence d’autorité coercitive et d’inégalité de richesses. Faute d’institutions politiques autonomes, les conflits liés à l’acquisition des femmes et à la soif de justice ne pouvaient être arbitrés par une instance tierce, enclenchant alors des cycles de vengeance potentiellement sans fin. Faute de richesses, une mort ne peut être compensée que par une autre mort. De plus, ces sociétés ne reconnaissent aucun décès naturel ou accidentel. Toutes sont attribuées, en l’absence d’agression, à une cause humaine, à l’intention malveillante d’un chamane pouvant justifier des représailles. « Autrement dit, toute mort peut potentiellement déclencher un cycle de vengeance. » Même si certains processus décisionnels y étaient plus horizontaux que dans les sociétés modernes, il semble difficile de présenter ces sociétés comme démocratiques.

Murray Bookchin apporte une contribution précieuse à ces réflexions, avec sa notion d’écologie sociale dont l’ambition est d’éliminer toutes les hiérarchies, bourgeoise et patriarcale, parce que « le conflit entre l’humanité et la nature est un prolongement du conflit entre l’homme et l’homme ». Mais à la différence des primitivistes, il ne considère pas la domestication comme la clef de voûte des mécanismes de domination, mais plutôt la tendance à la réification, c’est-à-dire le fait de considérer certains êtres, humains ou non humains, comme appropriables. Certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs réduisant les femmes et les esclaves, notamment, à une valeur purement instrumentale, auraient donc amorcé, à un niveau certes très abstrait, la dynamique écocide.

Transiter d’une société industrielle écocide à une société postindustrielle re-ruralisée, semble possible, à condition de luttes sociales et politiques d’une grande intensité. Par contre, « revenir » à une société fondée sur la chasse et la cueillette est impensable pour une population mondiale de plusieurs milliards d’individus. Un effondrement systémique de la société industrielle, de ses réseaux et infrastructures, pourrait s’accompagner d’un effondrement démographique de 95 pour cent mais ne nous conduirait pas pour autant à une société d’abondance, du fait de l’appauvrissement probable de la diversité biologique, d’un climat surchauffé, de la grave pollution des sols, des rivières et des océans. De plus, les survivants, héritiers de sociétés stratifiées, ne redécouvriraient pas du jour au lendemain les vertus d’un égalitarisme radical.

Le primitivisme s’inscrivant dans la tradition américaine de l’éloge du monde sauvage, exalté comme l’ultime refuge de la liberté humaine, par contraste avec une civilisation jugée corruptrice, Pierre Madelin revient sur l’histoire de la protection de la nature, mal connue du grand public, et plus précisément celle des trois premiers parcs nationaux aux États-Unis : Yellowstone en 1872, le Grand Canyon du Colorado en 1893 et Yosemite en 1890. « Dès ses origines, la création des parcs se fit régulièrement au prix de l’exclusion de ceux qui y vivaient. » Les deux premiers furent rapidement et brutalement vidés de leurs habitants amérindiens pour devenir, dans les faits comme dans l’imaginaire de leurs visiteurs, ces territoires vierges qu’ils s’étaient donné pour ambition de protéger. Les autochtones vivant sur le territoire du Yosemite furent tolérés, n’ayant jamais signés de traité, et intégrés à l’économie du parc. Ces pratiques devaient inspirer partout dans le monde « des politiques de protection de la nature fondées sur la dépossession des populations autochtones ». Dès lors, la défense de la nature sauvage prend le risque de cautionner de telles politiques publiques, c’est pourquoi il convient de « dissocier, au moins partiellement, l’histoire des idées relatives à la wilderness et l’histoire des politiques qui leur ont été associées ».

Les hommes ont toujours façonné la nature. Les Européens, provenant de pays appauvris biologiquement par des siècles de chasse et de déforestation, crurent découvrir un continent sauvage, mais, la conquête ayant provoqué un effondrement démographique d’une ampleur considérable, « cette sauvagerie était celle d’une nature “veuve” et non pas “vierge” ». La wilderness, comme « espace où la terre et la communauté de vie ne sont pas entravées par l’homme, où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur temporaire », est pratiquement inexistante. Si une loi de 1964 utilise cette formulation afin de favoriser la création de réserves sauvages, c’est surtout sous la pression de l’industrie du bois qui souhaitait en neutraliser la portée pour défendre ses intérêts économiques. Si les défenseurs historiques de la nature sauvage (Thoreau, Muir…) ne partageaient pas cette conception dualiste, réaffirmant au contraire « le lien biologique et ontologique unissant l’être humain aux communautés naturelles », certains, à la fin du XIXe siècle, « firent le pari que le développement touristique allait permettre de contrer le développement industriel en conciliant la protection de la nature et une activité économique non fondée sur l’extraction des ressources et sur l’usage direct des territoires ». Cette nouvelle industrie allait devenir, au XXe siècle, l’une des plus lucratives et des plus destructrices, y compris au sein des zones protégées. Elle n’est que le prolongement de l’« accumulation par dépossession » à l’œuvre depuis la privatisation des communaux en Angleterre dès le XVIe siècle, puis dans toutes les conquêtes coloniales, permettant au capitalisme d’accaparer sans cesse de nouvelles terres pour en extraire les ressources, tout en privant les communautés humaines de leur autosuffisance, les forçant ainsi à devenir une main-d’œuvre bon marché et des consommateurs de marchandises. « L’idée de nature sauvage fut dès ses origines instrumentalisée au profit d’une politique d’accumulation par dépossession reposant sur l’instauration d’enclosures symboliques. » De plus, et Bernard Charbonneau dans Le Jardin de Babylone l’expliquait très clairement : « L’intégrisme de la nature est parfaitement intégrable dans le système industriel au titre de gestionnaire des réserves naturelles ou des parcs nationaux qui servent d’alibi aux réserves industrielles, immobilières, foncières ou touristiques, dans la proportion d’une alouette pour un cheval. » Une deuxième génération d’activistes (Aldo Leopold, Edward Abbey…) se mobilisa « contre cette captation marchande des usages récréatifs de la nature ».

Cependant, les défenseurs historiques du sauvage passèrent sous silence les processus de dépossession pourtant indissociables, suscitant la suspicion de « racisme environnemental ». Pierre Madelin rappelle qu’à côté de militants clairement liés à la whiteness (la « blanchitude ») d’autres défendirent les populations autochtones, proposant de créer des réserves de nature sauvage à l’intérieur des réserves indiennes par exemple. Et Thoreau, figure emblématique de ces luttes, ne peut aucunement être suspecté de racisme. Des mangroves aux maquis, les espaces sauvages sont aussi les « alliés des opprimés, des persécutés et des résistants ». Parmi les colons, certains, au contact des groupes amérindiens à l’organisation sociale plus souple, quittaient leur société d’origine pour s’y intégrer, s’« ensauvageaient ».

Plutôt que d’avoir perpétué le dualisme entre nature et humanité, les adeptes de la nature sauvage auraient institué un dualisme entre individu et société, problématique notamment parce qu’il constitue un privilège de classe.

Ainsi, les primitivistes attribuent aux sociétés de chasseurs-cueilleurs « toutes les valeurs et tous les idéaux que notre société ne cesse de proclamer et de promettre sans jamais parvenir à les réaliser pleinement : la liberté et l’égalité, l’abondance et l’harmonie avec la nature, la parité entre les hommes et les femmes, le temps libre ou encore la non-violence ». Déçus de ne pouvoir réaliser leur utopie dans un futur proche au sein de leur société, ils la projettent dans un passé lointain et inaccessible, et s’en remettent à « une forme d’individualisme mystique », recherchant dans la nature sauvage « une échappatoire à l’histoire et à ses insolubles contradictions ». Cependant, ils ont le mérite de soulever des interrogations macrohistoriques, de pousser à rechercher « la racine historique et anthropologique des désastres écologiques auxquels nous sommes confrontés, l’origine de l’État, de la violence, des inégalités, des hiérarchies, de la domination ». Après avoir longuement arbitré le débat entre les progressistes qui considèrent les « révolutions » successives (néolithique, industrielle) comme des étapes dans un processus global d’émancipation, et les primitivistes qui pensent au contraire que ces mêmes bouleversements sont autant d’étapes dans un processus d’aliénation, Pierre Madelin propose une « dialectique de la civilisation » : « considérer l’histoire humaine comme un va-et-vient complexe et en grande partie continue entre des processus d’aliénation et d’émancipation ».

Développant une critique constructive des théories primitivistes et synthétisant nombre d’ouvrages et de recherches qui méritent d’être consultés par ailleurs, Pierre Madelin nourrit nos réflexions et le débat, et, au-delà, questionne les stratégies politiques de l’écologie radicale en général. Excellente mise au point… sur les (nombreux) « i » (de primitivisme) !

Pierre Madelin
Faut-il en finir avec la civilisation ?
Primitivisme et effondrement

Écosociété, « Polémos »
2020, 192 pages

sources :
Bibliotheque fahrenheit 451, le 17 septembre 2020
https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2020/09/faut-il-en-finir-avec-la-civilisation.html

la voie du jaguar, le 19 septembre 2020
https://lavoiedujaguar.net/Faut-il-en-finir-avec-la-civilisation-Primitivisme-et-effondrement

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Primitivisme et effondrement - Entretien avec Pierre Madelin - paru dans lundimatin#272, le 26 janvier 2021

Ernest London, Faut-il en finir avec la civilisation ? Primitivisme et effondrement
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